Le Cauchemar
La tente circulaire semblait plus spacieuse que d'habitude. Richement décorée d'artefacts à l'histoire aussi vieille que celle de la communauté, il s'en dégageait une ambiance particulière. Des pièces de tissu multicolores étaient accrochées tout autour, arborant des motifs complexes et précis, tous tissés à la main par le maître des lieux. L'unique source de lumière était une bougie déposée au centre, éclairant par magie plutôt que par le feu.
L'homme raen se tenait au centre, une canne posée à son côté et un grand voile blanc, brodé de fils d'argent, posé sur la tête et les épaules. Dans d'autres cultures, il aurait pu faire croire à un linceul que l'on posait sur les morts. Mais chez les Tahidiens, le voile est l'artefact le plus sacré qui soit. Il est la passerelle entre le domaine des hommes et celui des dieux. Il est dit que les Treize marchent parmi les vivants, se manifestent par le biais de la nature et communiquent par présages, dans les rêves mais aussi dans les cauchemars. Cela faisait trente cycles maintenant que l'homme pratiquait son art, ayant commencé très jeune comme le demande la tradition. Cet art est celui de la divination.
Chez les Tahidiens, on appelait son praticien "iatromante". Il était le soigneur des troubles du corps et de l'âme, mais également leur guide, celui qui interprète les messages transmis par le divin. Capable de manifester les songes et les cauchemars, c'était un rôle central dans cette culture montagnarde de l'est de Werlyt. Mais ce jour n’amenait pas une session comme les autres, il s'agissait d'initier sa disciple à sa première visite dans un rêve. Le raen l'attendait avec calme.
"Entre, Feli", l’invita-t-il tandis qu’il sentait une présence derrière l’entrée.
La fillette, tout juste âgée de sept ou huit ans, pénétra dans la tente circulaire à l’appel de l’iatromante. Nendel esquissa un petit sourire chaleureux en la voyant entrer aussi timidement.
"Ce n’est pas ta première fois ici, ma grande, quelque chose t’effraie ?"
Le ton était celui du père plutôt que celui de l’homme de foi. Il était d’ordinaire coutume chez les Tahidiens de partager l’éducation des enfants, afin que ce soit une tâche communautaire et non celle d’un ou deux individus. Néanmoins, la gamine passait beaucoup de temps avec lui et manifestait un intérêt certain pour apprendre à son tour son art.
"Il fait noir…" balbutia-t-elle, la voix hésitante. Sa petite queue pointue balayait l’air de manière erratique, témoin d’une certaine angoisse.
Nendel lui sourit et augmenta l’intensité magique de leur source de lumière d’un simple et agile mouvement du poignet, de manière à ce que l’enfant se sente plus à l’aise. La peur du noir était quelque chose de fréquent chez les jeunes, mais Feli semblait en développer une phobie tenace. C’était à la fois une source d’inquiétude, mais aussi une bénédiction aux yeux de l’iatromante. Les peurs et les craintes invitent les cauchemars, et les plus sensibles à ceux-ci faisaient généralement de bons praticiens… s’ils étaient à même de les surmonter. Cette première visite devait être capitale quant à la suite de sa formation.
La jeune enfant s’approcha pour rejoindre son père au centre de la pièce, ce dernier l’invitant à s’asseoir face à lui. Il prit ensuite son voile, d’un geste cérémonial, de manière à englober également sa fille, et vint poser sa main sur la sienne.
"Souviens-toi, Feli. Tant que tu gardes le contact et que tu restes sous le voile, tu ne risques rien."
Le regard de la petite fixa la jambe de son père à ces mots. Il aurait apparemment eu un accident lors d’une de ses premières sessions dans sa jeunesse. Depuis lors, il ne la ressent plus et utilise une canne pour se déplacer. Le contact avec le divin via la divination comportait son lot de risques, il s’agissait d’un contrat. En échange d’indices et de présages sur ce qui ne pouvait être ordinairement perçu, l’iatromante et la personne sous sa protection ne devaient jamais s’aventurer en dehors du voile. L’homme ne devait jamais fouler le domaine des dieux, car là n’était pas sa place. En cas de rupture du contrat, l’iatromante était tenu de couper brusquement la session, ce qui pouvait entraîner des séquelles physiques ou psychologiques désastreuses. Nendel ne pouvait plus utiliser sa jambe depuis l’une de ces séances ratées. La confiance entre iatromante et partenaire était donc capitale.
"Tu es sous ma protection. Quoi qu’il arrive, quoi que l’on observe, il ne t’arrivera aucun mal", dit-il, comme il était d’usage, de manière rituelle. "Tu es prête ?"
"O-oui." marmonna-t-elle, serrant la main de son père. Sa queue continuait de fouetter l'air derrière elle, claquant parfois sur le tapis sur lequels ils étaient installés.
Il la gratifia d’un nouveau sourire chaleureux, plein d’amour, avant de prendre un air plus sérieux. L’ambiance dans la tente, visible à travers le voile, commença à changer et leur source de lumière vacilla un instant. L’espace semblait s’élargir, se faire plus distant, plus flou également, comme si une brume apparaissait progressivement. Un moment où aucun son ne semblait parvenir à leurs oreilles s’installa. Les broderies d’argent entourant les limites du voile s’animèrent paresseusement, comme si elles étaient sur le point de se délier de leur support, serpentant sans but apparent entre les fibres.
Ce n’était pas la première séance à laquelle Feli assistait, mais c’était d’ordinaire d’un point de vue extérieur. Se retrouver sous le voile était nouveau pour elle et les forces mystiques qui s’abattaient contre eux semblaient bien plus imposantes, écrasantes. Le duo était désormais seul au monde. D’étranges couleurs étaient visibles par réflexion dans la brume, tandis que de petits sons commençaient à réapparaître. Ils se trouvaient désormais dans un domaine qui n’était plus le leur : le domaine de Celui-qui-Regarde.
Nendel ne savait pas lui-même à quoi s’attendre, mais son air était étrangement impassible. La place n’était plus aux sentiments et il avait instruit Feli d’en faire autant. Les cauchemars et les visions exploitent les faiblesses dans le cœur. Celles de l'iatromante étaient impénétrables, comme pour éviter de se mélanger aux songes de sa jeune partenaire de session. Dans la tourmente sensorielle qu’ils étaient en train d’expérimenter, il lui posa ses premières questions :
"Qu’entends-tu ? Que ressens-tu ? Que penses-tu ?" Le ton neutre, distant.
Feli était toujours en train de s’ajuster à ce qui se trouvait autour d’elle, au-delà du voile. Aux questions de son père, les sons lui revenaient progressivement. Celui d’une douce brise lui caressant la joue. Se rendant compte de ce fait et comme écho à l’imagination de l’enfant, le duo se trouvait désormais dans une des nombreuses vallées venteuses entourées de cèdres, coincées au milieu des montagnes de Werlyt. Ce changement de paysage n’était pas soudain. Les notions de temps et d’espace semblaient aussi brumeuses que l’environnement qui les entourait jusqu’alors. Autour d’eux, on pouvait voir progressivement se dessiner des étendues florales uniques à cette région du monde, à laquelle la jeune raenne s’émerveilla. Feli aimait beaucoup cette fleur pourtant rare et voilà qu’il y en avait en abondance à perte de vue. La fragrance sucrée qui s’en dégageait ravissait ses narines.
"Je sens le vent et les fleurs. C’est la vallée qu’on a traversée le printemps dernier. M-mais il n’y avait pas autant de fleurs blanches !" s’exclama-t-elle avec enthousiasme, désormais complètement à l’aise.
Aucune réponse. Nendel demeurait silencieux, laissant libre cours à l’imagination de l’enfant. D’ordinaire, il aurait pu guider son cheminement de pensée, pour explorer un sujet précis, mais ce n’était pas l’objectif de cette session. Les broderies d’argent continuaient de danser tout autour du voile, commençant à former des symboles complexes dont seul Nendel pouvait faire l’interprétation.
De son côté, Feli continuait de contempler les environs avec la joie et l’innocence de l’âge. Des ombres s’ajoutaient progressivement au tableau, qu’elle identifiait comme étant des proches, malgré leur forme intangible. Les sens en décalage les uns avec les autres, l’enfant ne s’apercevait même pas du changement qui commençait à s’opérer dans sa vision. Les fleurs commençaient à se faner, dégageant désormais une odeur nauséabonde de chair brûlée mêlée à celle du métal et de l’huile de moteur. Des cendres volaient dans l’air, des enfants pleuraient et il fallut un bruit sourd, brutal, pour suffisamment secouer la jeune raenne et la tirer de sa béatitude. Frappée par le choc soudain de ce revirement, sa petite carrure commençait à trembler.
"N-non…" fit-elle d’une voix étouffée de surprise et d’angoisse.
"Garde ton calme, Feli. Ne laisse pas le cauchemar t’emporter. Il ne peut rien t’arriver, tu es sous ma protection", répéta Nendel, lui serrant un peu plus la main, dans un geste se voulant réconfortant. Son ton demeurait pourtant aussi morne et inexpressif.
Les flammes dansaient autour d’eux, tandis que la jeune raenne entendait des inconnus beugler des paroles incompréhensibles. Les broderies d’argent du voile s’emballaient déjà depuis un moment, formant toujours plus de symboles à une vitesse prodigieuse, comme en rythme avec l’angoisse générée par la scène les entourant. Pourtant, les deux se trouvaient dans un havre de paix, où rien ne pouvait les atteindre. Il arrivait parfois qu’une ombre difforme, méconnaissable, tende une main vers le voile, suppliant que l’on vienne en aide avant de disparaître brutalement au contact de celui-ci.
Cette vision d’horreur commençait à sérieusement affecter Feli, qui pleurait désormais à chaudes larmes. Puis leur environnement changea à nouveau. Les ombres se dissipèrent progressivement, les sons se firent plus lointains et les odeurs moins envahissantes. La brume revenait progressivement. Enfin, le calme. Il ne restait que les sanglots de l’enfant.
"Je suis désolé, Feli." reprit Nendel sur le ton de l’excuse, venant consoler sa fille. "Ce que tu as vu était peut-être difficile pour une première fois. Mais il falloir s'y préparer."
La déclaration était cruelle mais calculée. Il ne pouvait en être autrement, les enjeux étaient trop importants. L’enfant n’en était qu’au début de sa formation pratique et d’autres sessions similaires l’attendaient sans doute. Un jour, ce serait à son tour de guider la communauté à travers les épreuves dressées devant eux.
